Félix Gagnon : J'ai vu la vie
Avril 2024
Je vois une tête, et je ne suis pas sûr comment je dois me sentir. L’orifice d’où sort cette tête s’élargit comme mes pupilles le font, et mon esprit se perd dans l’émotion du moment. Aux petites heures du matin, à 24 ans, je viens d’assister mon premier accouchement à domicile comme paramédic. Je viens de témoigner la naissance d’un être qui ne fait que débuter une longue vie.
L’autre jour, je suis intervenu chez un jeune enfant en convulsions. Chétif, sans défense contre les ravages électriques qui survoltent son cerveau, je me sens impuissant face à cet être, même si je ne peux réellement comprendre la détresse des parents, n’ayant moi-même aucune responsabilité parentale. Je reste en contrôle, je me détache de la situation, mais je constate aussi que tous les enfants n’ont pas tous la même chance.
Puis, dans une chambre au sous-sol, j’interviens sur une erreur de jeunesse. N’ayant jamais été bon en mathématiques, je calcule néanmoins assez rapidement que la quantité d’alcool ingérée par l’adolescent qui se trouve devant moi n’est pas compatible avec un état d’éveil permettant de protéger ses voies respiratoires. Alors que je libère sa bouche, je suis davantage dégoûté par la solitude dont il semble souffrir plutôt que par les effluves de vomissures qui remontent. Entouré par les réseaux sociaux, mais le cœur vide, je remarque qu’il se fait de moins en moins rare de noyer les trous d’un manque de confiance par un verre d’alcool, et ce même à un jeune âge. Anxiété dégénérative, elle place en phase terminale les âmes friables d’une génération complète qui a appris sous les écrans que la perfection était la norme.
À force de vouloir vivre à toute vitesse, on finit parfois par trouver sa fin plus rapidement. C’est la triste réalité que je déterre, tandis que j’extrais des restants d’une voiture la triste carcasse d’un jeune adulte. Perte de contrôle à grande vitesse, la vie semble vouloir quitter son corps plus rapidement que je ne peux le conduire à l’hôpital. Son ami conducteur, responsable de séquelles qui seront permanentes à tout jamais, tombera ensuite dans une sombre toxicomanie dont je tenterai de l’en extirper quelques années plus tard.
À la mi-trentaine, le tableau se diversifie. Dans un champ de dépression, je cueille les pousses que laisse la crise de la trentaine. À force d’objectifs personnels manqués, plusieurs de mes patients réalisent à ce moment que l’argent et le succès ne garantissent pas la paix intérieure. Durant la quarantaine, les premiers drames subis surgissent : aveuglés par le travail et la planification d’une retraite, certains sont surpris par un problème de santé inattendu, qui les terrassera à tout jamais, laissant s’envoler dans le vent les aspirations d’une longue vie paisible.
À la soixantaine, je commence à observer les traces que laissent les choix d’une vie sur certains de mes patients. Hypothèque de maison, mais aussi hypothéqués sur leur santé, certains ne verront jamais le soleil doré de la retraite pour laquelle ils ont tant travaillé.
Passé 80 ans, la médecine pousse les limites de l’extrême, alors qu’elle maintient en vie certains individus vulnérables qui autrefois ne devraient pas l’être selon les lois de la biologie, au détriment d’une qualité de vie jugée humaine. Respirant l’air d’une machine, car les poumons ne suffisent plus, tenu debout uniquement par la médication et n’étant même plus maître de ses propres pensées, je me questionne sur l’utilité de vouloir se battre pour vivre dans de telles conditions.
Déprimant ce texte, non?
Pourtant, c’est l’un des côtés de la vie que je vois le plus souvent dans ma boîte jaune. Heureusement, ce n’est pas tout.
Je vois l’adolescent qui commet une erreur de jeunesse, mais qui ne fait que se casser une jambe après une cascade mal planifiée, et qui rit de la situation avec moi durant le transport.
Je vois le jeune adulte plein de potentiel qui s’est écroulé sous une crise d’anxiété avant la présentation du projet d’une vie, mais qui me remercie de mon support et dont je vois l’étincelle d’une brillante carrière scintiller alors que je le calme.
Je vois le trentenaire qui m’appelle, car sa femme accouche. Dans leurs yeux s’illuminent les feux d’artifice d’une nouvelle famille qui vivra de longues années heureuses.
Je vois ce que plusieurs années de travail acharné peuvent apporter lorsque j’entre dans la maison bien nantie d’un quarantenaire qui m’appelle pour un problème de santé mineure. Fier de la compagnie qu’il a bâtie à partir de rien, je me sens soulevé par les histoires de réussite que plusieurs accomplissent.
Je vois la puissance d’esprit dont fait preuve mon patient dans la soixantaine qui a accepté une mort précoce. Bien que la fin soit imminente, je suis inspiré par le récit d’une vie sans regret, qui m’est racontée aux portes de la mort, lors d’un transport vers un centre de soins palliatifs. Ému, je trouve malgré tout qu’une beauté se dégage d’une dernière danse avec la mort.
Je vois les derniers stades d’une vie bien remplie et je rie secrètement alors que certains de mes patients dépassent les 80 ans avec moins de douleurs lombaires que moi. Je me laisse impressionner par la puissance et la résilience du corps humain.
Ce métier de boîte jaune, il m’en fait voir de toutes les couleurs. Encore jeune, j’ai pourtant vu la vie de mes patients sous tous leurs angles, et j’en dégage une profonde réflexion. Si l’ambulance m’a bien appris une chose, c’est celle-ci : comme une personne que j’apprécie énormément m’a déjà dit, il vaut mieux ne pas trop attendre dans la vie, car on ne sait jamais ce qui arrivera. La vie peut basculer d’un côté comme de l’autre, et peu importe le côté, je serai aux premières loges pour vous aider en cas de difficultés.
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