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Félix Gagnon : La pause

Félix Gagnon : La pause

English version follows the french.

(07-08-2024)

On le voit parfois plus tôt, parfois plus tard, mais aux alentours de cette ancienneté se cache un mur, un barrage dans lequel s'écrase l'optimisme d'un grand nombre de paramédic.

Ce barrage, il se construit avec les échecs répétés du système, mais également par les expériences de vies accumulées à une vitesse exponentielle dans un si court laps de temps. En effet, le cerveau peut difficilement maintenir le rythme d'être exposé à une aussi grande détresse humaine sur une base quotidienne. Pour se protéger des plus bas-fonds de la misère humaine, se fermer les yeux devant l'horreur de la maladie et se couvrir les oreilles du silence bruyant de la mort, il s'acclimate au désordre qu'il l'entoure. Pour plusieurs d'entre nous, la misère et la souffrance deviennent normalité, ce qui mène malheureusement à un phénomène nommé la fatigue de compassion, c'est-à-dire la fatigue du cerveau à être empathique envers la détresse d'autrui.

Ce cerveau fatigué, bien qu'effrayant en lui-même, n'est toutefois que le premier aspect de la descente en intérêt que vit ce métier au fil des années. De ses yeux fatigués, le cerveau peine à se garder éveillé de nouvelles sensations puisque même l'anormal semble devenir routine. À coup de café, d'horaire défavorable et de cynisme, il devient facile de tomber dans le cauchemar d'une spirale négative qui va comme suit:

"les gens appellent le 911 pour rien"

"Les appels ne sont plus aussi excitants qu'avant"

"Je ne suis devenu qu'un taxi"

"Il n'y a pas de débouché, le système est brisé, je vais changer de carrière"

Ce mur, cette spirale et cette fatigue, nous finissons tous par la vivre, moi y compris. C'est d'ailleurs une des raisons qui m'a poussé à moins écrire dernièrement. Mon écriture, particulièrement celle entourant le domaine préhospitalier québécois, s'est toujours voulue positive: après tout, j'aime d'amour ce métier et je souhaite encourager une relève autant passionnée que je le suis. Cela dit, il devient difficile de conserver un style d'écriture similaire lorsqu'on traverse une période de remise en question sur son propre avenir. La question se posait donc lorsque venait le temps de composer cette chronique : comment écrire un texte reflétant mon dynamisme tout en respectant mes convictions et le fait que je traversais une période plus creuse?

La réponse: simplement écrire la vérité pure et dure.

Le système préhospitalier québécois est-il brisé? Oui. Cependant, cela n'empêche pas que chaque jour, des nouvelles initiatives voient le jour sur le terrain et tentent de percer l'épaisse carapace politique qui tend à éteindre la flamme de nos collègues les plus allumés.

Est-ce que la misère devient routinière? D'une certaine manière oui. En revanche, être paramédic c'est aussi vivre des expériences inédites qui cultivent et font mûrir l'esprit à un rythme effarant. Aucun autre métier ne se permet d'accoucher une femme dans son salon pour ensuite sortir un toxicomane inconscient de la rue dans une même nuit et finir cela avec une crème glacée au McDonald's à 4h du matin.

Est-ce que le système manque d'opportunités? Oui. Mais par le développement de la paramédecine de soins avancés et communautaire, par certains individus du préhospitalier qui s'entête à vouloir élargir le champ de pratique et par la nouvelle génération qui va grandir dans un monde où la survie du système de santé passera nécessairement par le décloisonnement de certaines spécialités, j'entrevois une lueur d'espoir pour mes collègues qui s'épuise dans la volonté de vouloir en faire plus pour leurs patients sans pouvoir le faire actuellement.

Finalement, est-ce que ça vaut encore la peine de devenir paramédic? Oui. Au travers de toute la négativité qui circule actuellement, je crois qu'il devient facile d'oublier tous les points positifs. Il devient facile d'oublier les collègues en or qui deviennent comme un second conjoint, les expériences de vies inédites vécues avec les patients, ou encore la simple pensée du nombre de personnes pour qui nous avons fait une différence dans leur vie. Que ce soit par la réanimation époustouflante ou par le simple fait d'avoir pris le temps d'écouter et de parler à quelqu'un, nous avons tous fait la différence plusieurs centaines de fois sans le savoir.

Alors à toi qui lit ce texte et traverse peut-être ce mur, je te dis que c'est correct et que c'est normal. Je te souhaite de passer au travers car on a besoin de toi pour faire changer et avancer les choses. Ce n'est qu'une opinion, certains me diront que je suis jeune, naïf et utopique. Par contre, je me dis que si personne ne continue d'essayer de poursuivre les efforts qu'ont mis à la roue nos prédécesseurs, on peut déjà éteindre les gyrophares et se morfondre dans notre coin en se disant qu'on aurait pu être un métier exceptionnel.

G1219

Félix Gagnon : The pause

Sometimes we see it sooner, sometimes later, but around this level of experience, there’s a wall, a barrier where the optimism of many paramedics crash.

This barrier is built with the repeated failures of the system and also by life experiences accumulated at an exponential rate in such a short time. Indeed, the brain can hardly keep up with being exposed to such great human distress on a daily basis. To protect itself from the depths of human misery, to close its eyes to the horrors of disease, and to cover its ears from the deafening silence of death, it acclimatizes to the chaos surrounding it. For many of us, misery and suffering become normal, which unfortunately leads to a phenomenon called compassion fatigue—the brain’s fatigue in being empathetic towards the distress of others.

This tired brain, although frightening in itself, is only the first aspect of the decline in interest that this profession experiences over the years. With its tired eyes, the brain struggles to stay awake to new sensations because even the abnormal seems to become routine. With doses of coffee, unfavorable schedules, and cynicism, it becomes easy to fall into the nightmare of a negative spiral that goes as follows:

"People call 911 for nothing."

"Calls are no longer as exciting as before."

"I have become just a taxi."

"There are no prospects, the system is broken, I will change careers."

This wall, this spiral, and this fatigue, we all end up experiencing them, including myself. This is one of the reasons why I have written less lately. My writing, especially about the Quebec prehospital field, has always been intended to be positive: after all, I love this profession dearly and I want to encourage a new generation as passionate as I am. That said, it becomes difficult to maintain a similar writing style when going through a period of questioning about one’s own future. The question was therefore posed when it came time to write this column: how to write a text reflecting my dynamism while respecting my convictions and the fact that I was going through a rough patch?

The answer: simply write the plain, hard truth.

Is the Quebec prehospital system broken? Yes. However, that doesn’t prevent new initiatives from emerging every day in the field and trying to break through the thick political shell that tends to extinguish the flame of our most passionate colleagues.

Does misery become routine? In a way, yes. However, being a paramedic also means experiencing unprecedented situations that cultivate and mature the mind at an astonishing rate. No other profession allows delivering a baby in a living room, then pulling an unconscious drug addict off the street in the same night, and finishing it with an ice cream at McDonald’s at 4 a.m.

Does the system lack opportunities? Yes. But through the development of advanced and community paramedicine, through some prehospital individuals who are determined to expand the scope of practice, and through the new generation that will grow up in a world where the survival of the health system will necessarily involve breaking down certain specialties, I see a glimmer of hope for my colleagues who are exhausted from wanting to do more for their patients without being able to do so currently.

Finally, is it still worth becoming a paramedic? Yes. Amid all the negativity currently circulating, I believe it becomes easy to forget all the positive points. It becomes easy to forget the golden colleagues who become like a second spouse, the unprecedented life experiences shared with patients, or even the simple thought of the number of people for whom we have made a difference in their lives. Whether through a breathtaking resuscitation or simply taking the time to listen and talk to someone, we have all made a difference several hundred times without knowing it.

So, to you who read this text and may be facing this wall, I tell you it’s okay and it’s normal. I wish you to get through it because we need you to change and move things forward. This is just an opinion; some will say I am young, naïve, and utopian. However, I tell myself that if no one continues to try to push the efforts that our predecessors have put in, we can already turn off the flashing lights and wallow in our corner, thinking that we could have been an exceptional profession.

G1219