Félix Gagnon: On ne choisit pas son heure

Félix Gagnon: On ne choisit pas son heure

(11-04-2025)

Il s’était retiré un moment pour rassembler ses pensées, se recentrer sur sa formation et redonner de l’élan à sa plume. Félix Gagnon est de retour à La Dernière Ambulance avec une nouvelle chronique. Un rappel touchant de pourquoi plusieurs d’entre nous continuent d’embrasser cette profession. Bonne lecture, les ami·e·s.


86 ans. Chute. Impact à la tête.
Une carte d’appel tout à fait banale, comme on en reçoit tous les jours.
Et pourtant, me voilà en train de comprimer le thorax fragile d’un vieil homme, dernier espoir d’une vie abruptement rompue.
Ce n’était qu’une chute de sa hauteur, et pourtant je contemple maintenant l’asystolie sur mon moniteur alors que je cesse mes manœuvres.
Je ressens à cet instant une émotion que peu de gens auront un jour la chance – ou le fardeau – de vivre.
Un vertige me saisit alors que je prends conscience qu’une vie entière vient de s’éteindre devant moi.
Des mauvais coups de l’adolescence au premier baiser, en passant par les heures travaillées, le mariage, la famille… tout cela vient de se dissoudre à jamais.
Dans la stupeur du moment qui s’estompe peu à peu, je réalise que le bagage d’une existence entière – ses victoires comme ses défaites, ses exploits comme ses désillusions – s’est envolé au ciel comme une plume se perd dans le vent.
Après une vie bien remplie, une simple chute a eu raison de son corps. Il n’avait pas choisi son heure.

Plus tôt cet hiver, dans un froid glacial, je suis intervenu auprès d’une femme victime d’un AVC massif.
C’était une journée bien ordinaire pour cette quinquagénaire, jusqu’à ce que surgisse un mal de tête soudain, fulgurant, ravageur.
Une catastrophe neurologique embrase son cerveau, brûlant des millions de neurones à la minute, ne laissant derrière qu’un long sillage d’axones noircis par la nécrose.
Le corps subsiste, mais ce qu’elle était n’existe plus.
Peut-être que ses organes pourront être sauvés.
Mais ses paroles, son rire, sa façon d’être... tout cela ne sera bientôt plus que souvenirs.
Un frisson me parcourt : nous portons tous en nous une petite bombe, invisible, prête à exploser et bouleverser à jamais le cours de notre vie.
Elle ne l’avait pas choisie, mais son heure était arrivée.

Dans une société qui nous pousse à nous malmener pour atteindre des standards irréalistes, que vaut tout cela lorsque le bonheur s’est éteint ?
Dans une chambre comme tant d’autres, je suis témoin des ravages d’une dépression majeure.
L’homme qui gît devant moi a abusé des médicaments censés le guérir.
Son corps est vide, mais son visage semble figé dans un chagrin éternel.
Il avait choisi son heure, mais c’était pour fuir un monde trop cruel, un monde où il avait même oublié comment s’aimer lui-même.

Sous les arbres qui fleurissent à nouveau, je transporte une dame qui vivra son dernier printemps.
Tandis que nous roulons vers le centre de soins palliatifs, je m’interroge : que ressent-elle à l’idée que tout ce qu’elle voit, ce qu’elle sent, ce qu’elle touche, elle le voit pour la dernière fois ?
Dans quelques jours, son âme s’échappera, libérée d’un corps malade qui l’avait trahie depuis des années.
Sa victoire ultime sur la maladie aura été de choisir son heure, et d’abandonner derrière elle les souffrances trop lourdes à porter.

Ce texte ne se veut pas dépressif. Il ne s’agit pas non plus d’un appel à l’aide, je vous rassure : je vais bien.
Il s’agit simplement d’un moment de réflexion, une prise de conscience sur l’équilibre fragile entre la vie et la mort – et le rôle que nous jouons, en tant que paramédics, au cœur de cet instant suspendu.
Lorsque la balance physiologique se rompt, et que l’horloge du temps enclenche son dernier compte à rebours, nous sommes là.
Première ligne de défense face à la faux de la dernière heure, qui s’aiguise en silence dans l’ombre. Chaque intervention est une danse fragile entre l’espoir et le néant
Un simple rappel que tout peut basculer en un instant — et que mon travail, c’est justement de me tenir entre ce moment et l’éternité. À force de marcher au bord du précipice, on comprend que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. C’est une succession de fragiles instants, précieux justement parce qu’ils peuvent basculer.
Et dans ce fragile entre-deux qu’est ce métier, on apprend à aimer un peu plus fort, à écouter un peu plus attentivement, à vivre un peu plus lucidement.
Parce qu’au fond, c’est peut-être ça, être paramédic :
Être présent lorsque tout le monde recule.
Porter le silence de ceux qui partent.
Et devenir, l’espace d’un instant, le témoin discret du mystère sacré entre la vie… et ce qu’il y a après.
C’est pourquoi j’aime autant ce métier.
G1219