Les Legos de la colère
(27-02-2024)
Aujourd’hui, le Journal de Montréal propose un article intitulé ‘Urgences-santé: une formation avec des Lego pour des gestionnaires suscite la grogne chez les paramédics’, accompagné d’une photo en provenance des communications internes d’Urgences-santé.
Pour ceux et celles qui suivent le milieu préhospitalier de près ou de loin, la photo en question circule depuis un certain temps parmi les pages suivies ou administrées par des paramédics. On y voit une poignée de gestionnaires, barrettes dorées aux épaules, attablés autour d’un paquet de lego en attente d’être construit. Sans surprise, la réaction générale relève d’un mélange de consternation, de frustration et de colère.
L’article d’Héloïse Archambault rapporte les deux côtés de la médaille. Elle décrit d’abord les réactions des paramédics sur le terrain, qui doivent encore, comme c’est devenu la norme, se terrer derrière l’anonymat par crainte de représailles. Ensuite, Mme Archambault explique le contexte de la photo : il s’agit d’une formation reconnue, Lego Serious Play, utilisée ailleurs dans des grandes organisations.
Soyons clair : il n’y a rien de scandaleux.
À la suite de la parution de l’article, les pages de médias sociaux de la corporation d’Urgences-santé s’emballent. On accuse tout d’abord et le Journal de Montréal et la journaliste de désinformation, de sensationnalisme, ainsi que de détourner la réalité de l’activité.
Pour ma part, la réaction n’est guère surprenante. Il m’importe d’expliquer le pourquoi.
Tout d’abord, Urgences-santé, ainsi que toutes les autres compagnies ambulancières (privées, coopératives et OSBL), devraient sérieusement remettre en question sur le climat qui poussent leurs paramédics à avoir une peur maladive des représailles et des mesures punitives s’ils osent parler en public. Il semble clair que cette culture de la protection de l’image corporative qui de pair avec la coercition, est établie partout dans le domaine.
Sont-ce là les fondements d’un milieu de travail sain ? Poser la question devrait suffire à y répondre.
Ensuite, qu’elle a été la première réaction des paramédics ?
La colère.
Ne serait-il pas sain en tant que gestionnaires que de chercher à comprendre les raisons derrière cette réaction, qui fut vive sur le coup, et continue de l’être ?
Car il est là, le nœud du problème, et non pas dans le fait que la situation soit exposée sur la place publique. Si les paramédics sont si outrés, ce n’est pas parce qu’ils considèrent que des gens jouent simplement avec des Legos sur leur temps de travail. Ils sont capables, tout comme le public, de comprendre les bienfaits et la crédibilité d’une activité de team building du genre.
Tout est dans le contexte de la réalisation de ce genre d’activité. Parlons-en, du contexte. Il n’y a qu’à lire la série d’articles et de reportages depuis la semaine dernière sur ce qui se passe dans le préhospitalier. Les délais de réponse aux appels urgents, partout, sont catastrophiques. Il manque cruellement de ressources. La pénurie s’accentue, notamment sur l’Île de Montréal et en région. Le ministère a ajouté des critères de performance qui se sont traduits en augmentation et du stress et de la (sur)charge de travail de qui ? Des paramédics.
Dans ce tourbillon infernal, Urgences-santé fait piètre figure à tous les niveaux, bien qu’ils ne soient pas les seuls. Le manque d’ambulance versus les besoins établis est devenu la norme. La gestion interne à coup de mesures d’urgence aussi : repas interrompus, repas non pris durant un quart de travail entier, obligation de faire un appel en fin de quart, impossibilité de finir à l’heure, appels en série comme un travail à la chaîne, et ce, au quotidien.
Est-ce possible que dans ce contexte brutal, des paramédics exténués par ce jour de la marmotte qui se répète immanquablement depuis des années soient en colère en voyant des paramédics devenus gestionnaires assis confortablement autour d’une pile de… Legos ?
Quand on connait le contexte, la colère prend tout son sens. Pourquoi ne pas enfin chercher à comprendre les racines de cette frustration et y répondre différemment ? Pourquoi s’entêter à croire que les structures opérationnelles doivent chercher à réinventer un bouton à 4 trous tandis que les solutions fondamentales aux problèmes systémiques existent, elles sont connues, elles viennent du terrain depuis longtemps : il n’y a que le ministère de la Santé qui peut les appliquer.
Pourquoi ne pas envoyer ces gestionnaires-paramédics au front, aux côtés de leurs collègues qui peinent à sortir la tête de l’eau de façon permanente, et pas seulement ponctuelle ? Car c’est une pénurie de paramédics qui sévit, et non de gestionnaires. Ce n’est pas de promptitude pour évaluer des procédures ni de tentatives d’atténuation que les équipes sur la route ont besoin : c’est de renfort.
Quand la maison brûle, est-ce que les différents niveaux de commandement des services incendies vont repeinturer les portes pendant que leurs équipes perdent le combat par manque d’effectifs ? J’ose croire, j’espère que ce n’est pas le cas.
Malgré les accusations d’Urgences-santé de désinformation, leur propre communication interne rapportait le contexte de cette activité de formation. L’article d’Héloïse Archambault a fait de même. La définition du terme ‘désinformation’ implique la diffusion volontaire d’informations fausses, faussées ou biaisées. Il n’est en rien : la réaction d’Urgences-santé est de tenter de délégitimiser le message, le messager, et surtout, le ressenti, qui est la seule chose à laquelle on devrait s’attarder.
Est-il surprenant de constater que les gens qui réagissent de façon positive à la publication d’Urgences-santé portent les titres suivants : agent, superviseur, chef, direction, coordonnateur, gestion, et ainsi de suite ?
Remettez tout en question : vos fonctions, vos visions, vos façons de faire, vos réactions quand ce que vous faites ne passe pas. Sortez de votre chambre d’écho où vous vous adonnez sans vergogne à la flagornerie face à vos avancements de carrière et vos réalisations personnelles.
N’ayez surtout pas l’outrecuidance de remettre en question la colère des paramédics, encore moins qu’elle soit (enfin) étayée face au grand public.
Il ne s’agit pas d’instrumentaliser cette histoire : il est temps d’admettre que rien de ce qui se fait en ce moment ne permet au système de surmonter les difficultés actuelles qui ne cessent de s’accumuler.
De grâce, révisez vos réponses, mais surtout, repensez vos actions.
Peut-être qu’au fond, c’est un mal nécessaire.
Peut-être qu’un jour, forts des erreurs du passé, nous pourrons enfin rebâtir un système à la hauteur de nos aspirations et à la hauteur de ce que la population mérite.
-M.V.
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